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LES PROPOS D’ALAIN

si bien sur les branches. Tandis que vous, poète, si vous arrangiez ces bois comme vous arrangez vos cheveux ou vos vers, que feriez-vous ? Quelque jardin anglais. J’aime ces tas de fagots, et le bruit de la cognée.

CLVI

Un homme cultivé ressemble à une boîte à musique. Il a deux ou trois petites chansons dans le ventre. La première fois qu’on déjeune dans la compagnie d’hommes remarquables, on se sent bien petit garçon, car ils font de brillants discours, et sans chercher leurs mots. Dès qu’on les a vus trois fois, on sait d’avance ce qu’ils vont dire, et avec quels mots. Ce sont des auteurs qui jouent leur propre pièce. C’est pourquoi, lorsque les mêmes gens se rencontrent tous les jours, la conversation languit bientôt. De là le bridge.

Je ne crois pourtant pas qu’ils soient pauvres en dedans. Comment le seraient-ils ? Des objets nouveaux tombent sur eux comme une pluie d’or ; tous ces trésors remplissent leur mémoire, car, dans le fond, personne n’oublie rien. Le plus simple des hommes imagine, en une minute de rêverie, de quoi remplir cent volumes. Mais, semblables aux avares, ils s’enferment pour compter leurs pièces d’or. Ils ne lancent en conversation que de mauvaises pièces, qui sont usées pour avoir trop roulé. Quand je vois un front, des yeux, des mains esquisser de prodigieux drames, quand j’observe un visage humain changeant comme un crépuscule, j’attends quelque merveilleux poème, j’attends quelque chant de rossignol humain. Mais ce sont des phrases de phonographe. Vous dites qu’ils n’en pensent pas plus. Mais vous vous trompez. Ce sont de faux pauvres. Toutes les fois qu’un homme a jeté ses vraies pensées dans le monde, des pensées fraîches et jeunes comme des feuilles de printemps, un dieu a marché sur la terre. Rien n’est plus beau qu’une vieille légende. Rien n’est plus beau qu’une vieille chanson. Qui a fait cela ? N’importe qui. Qui a inventé les chants bretons ? Peut-être quelque bergère qui chantait pour elle.

La source est tarie. Pourquoi ? Parce que l’art est devenu un métier ; parce que la pensée est devenue un métier. Quand les enfants commencent à chanter, on les envoie à l’école, où ils apprennent à parler comme des académiciens. Pour commencer, ils récitent de plats dis-