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LES PROPOS D’ALAIN

rable, à ses yeux, de l’amour de l’égalité et de la haine du despotisme. Or, qu’est-ce que le Militarisme à bien regarder ? Ce n’est pas du tout l’élan militaire pour la justice et la liberté. C’est une politique louche d’hommes d’affaires, d’aristocrates, d’académiciens, qui exploite ou essaie d’exploiter, en temps de paix les vertus militaires, afin d’établir la tyrannie et de faire durer l’injustice. Mais, contre cet effort, qui s’exerce toujours, nous maintenons les idées selon leur ordre ; et nous disons : « l’égalité d’abord ; la justice d’abord ; la souveraineté du peuple d’abord ; et la guerre, s’il le faut, pour défendre tout cela. Mais jamais à aucun prix une paix armée qui supprimerait tout cela. »

CXLIX

Il est inévitable que le triomphe de l’esprit militaire amène la décadence de l’esprit militaire. Supposons une suite de victoires et des triomphes Napoléoniens. Le premier effet, le plus sensible, est évidemment que les héros de tout grade sont massacrés ou éclopés. Mais il se produit d’autres effets moins sensibles, et tout aussi nécessaires, dans l’esprit public, par le changement politique qui suit les victoires. Car il s’établît, souvent dans l’Etat victorieux, toujours dans l’armée victorieuse, un despotisme profond, chez les chefs et chez les subordonnés. Dans son « Coriolan » Shakespeare a dessiné comme en traits de sang et de feu cette ivresse militaire, qui, par l’idolâtrie pour un genre de courage, déshonore les autres vertus, il faut lire aussi dans Balzac, les portraits de deux officiers en demi-solde, Philippe Bridau et Maxence Gilet, et suivre dans leur orgueil, dans leur paresse, dans leur mépris des lois, les effets d’une violence presque sans frein qui a passé d’abord, par les nécessités de la guerre, pour la plus haute des vertus. Combien de fois n’a-t-on pas remarqué qu’un vrai courage de sabreur se rencontre très bien chez un joueur, chez un buveur, chez un débauché ? Celui qui risque sa vie peut se permettre bien des choses ; on les lui pardonne, par un préjugé naturel ; et, comme la lâcheté est méprisée, et à juste titre, ainsi, sans plus d’examen, on estime un homme évidemment courageux. De là vient la coutume du duel, et cette idée encore aujour-