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LES PROPOS D’ALAIN

du temps de reste. Enfin une torpeur de la volonté ; car peu de gens ont à inventer ; presque tous travaillent comme des machines. Au lieu que la guerre réveille un génie inventeur en chaque homme, sans compter des ambitions sans bornes, et tout de suite un peu de gloire, et l’oubli de la mort, que l’habitude donne bientôt. De là, une vie plus contemplative qu’on ne croit, par la nécessité d’observer et d’inventer à toute minute.

Oui, mais enfin la guerre c’est l’injustice, autour de soi, et en soi-même ; toute la sagesse humaine à vau l’eau ; tout un progrès à refaire ; un mauvais mépris pour les faibles ; et, par le massacre des plus courageux, inévitablement la puissance des diplomates, des banquiers, des matamores. Pèse bien cela, joyeux soldat.

CXLVII

Je lisais ces jours-ci le « Lucien Leuwern », de Stendhal. Cet auteur est remarquable en ceci qu’après une vie active au service de Napoléon Ier, il s’élève au-dessus de la gloire militaire, et préfère toujours la justice et la liberté. En quoi il est, pour nous autres, le type d’un esprit complet, parce qu’il ne s’est pas arrêté dans son développement au moment de la Force, mais qu’il en a tiré au contraire de quoi s’élever au-dessus. Et c’est bien la marche du peuple Français pris en gros, assez militaire, assez affirmativement militaire pour être maintenant plus que militaire, juste.

Remarquons bien comme cet état de paix armée est nouveau sur la planète. Il y a un peu plus d’un siècle, l’idée de tout un peuple en armes n’était même pas concevable. Laboureurs, artisans, commerçants, banquiers subissaient la guerre et la paix, sans y participer réellement, sans faire l’une ni l’autre.

Par un côté on peut dire qu’ils n’avaient jamais une paix assurée, simplement parce qu’ils ne s’affirmaient point par la force ; et qu’ainsi, par une civilisation trop douce, ils manquaient la civilisation vraie. Ces temps, qui ne sont pas si loin de nous, sont comme coupés en deux. Les mœurs sont douces en un sens, et la culture est assez avancée. Mais les forces de guerre sont comme rejetées en elles-mêmes. Des armées de métier assurent la défense extérieure, non sans prises de