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LES PROPOS D’ALAIN

CXLVI

De nouveau on parle de la guerre, comme si c’était pour demain. Eh bien il faut en parler et y penser, de façon à couper court, par un mouvement d’opinion, aux manœuvres des diplomates.

Disons d’abord qu’il y a une très mauvaise manière d’être pacifiste, par crainte des coups ou par attachement aux petites habitudes. Elle est très mauvaise parce qu’il ne faut jamais laisser croire qu’on recevra les coups sans les rendre, même si c’était vrai. Elle est très mauvaise parce que ce n’est pas vrai ; tout homme est guerrier. Les héros qui ont fait les grandes guerres, on ne les choisissait point ; c’étaient des hommes comme vous et moi ; il ne faut même point dire que, par l’entraînement, ils redevinrent sauvages ; ce n’est pas vrai non plus ; les brutes étaient des brutes après comme avant ; le philosophe restait philosophe après comme avant, comme on voit par Socrate, Marc-Aurèle, Vauvenargues, et bien d’autres. Et cette dernière espèce n’est sans doute pas la moins obstinée à se défendre jusqu’au dernier souffle, plutôt que de consacrer par une paix honteuse, le triomphe des brutes. Ainsi chacun a ses motifs pour faire la guerre, mais tous la font ; excepté ceux qui sont décidément trop peureux ; mais il n’y en a guère, et personne ne les estime.

Je ne parle pas des têtes chaudes qui se feraient hacher plutôt que de faire la guerre ; ceux-là sont les plus guerriers de tous ; ils ne choisiraient pas entre la guerre et la paix, mais entre une guerre et une autre guerre.

Et la guerre plaît, mais oui ; sans cela on n’aurait jamais vu de guerre. La guerre plaît par l’agitation, par la variété des actes, par l’insouciance où l’on tombe bien vite, par l’endurcissement à tous maux qui vient de ce que personne ne songe à plaindre le voisin, par la déroute enfin des petites passions et des petits soucis qui empoisonnent la vie ; car il faut bien se dire que le travail forcé pèse autrement sur la plupart des hommes, sans qu’ils soient jamais avec cela assurés de l’avenir, ni même protégés contre les coups. Et puis il y a l’âge irrévocable, la mort au bout, et dans le vrai toujours imminente ; les petites maladies que l’imagination grossit bientôt, dès qu’elle a