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LES PROPOS D’ALAIN

mauvais moment à passer, le jour du mariage, et tous les jours ensuite, quand les chandelles seront éteintes ; il faudra être esclave après avoir été reine. Toutes les Célimènes vous le diront : « Dans les salons, nous dressons les plus horribles singes ; ils ne nous manqueront pas d’égards, ou bien ils le paieraient cher. Mais la chandelle éteinte, notre règne est fini. » N’essayez pas alors de crier et de lancer des ruades ; toutes les Célimènes, soudain devenues matrones, vous diront à l’oreille : « On ne fait pas de bruit à cette heure-ci ; la maison est bien tenue, ma chère ! »

CXXVII

« Comment ose-t-on faire des enfants ? dit l’artiste. Qui donc se sent assez content de lui-même pour lancer dans le monde une seconde édition de son tempérament et de son caractère ? Je ne suis pas un homme malheureux, j’aime la vie ; mais enfin je ne désire pas qu’un autre moi-même recommence la même course. C’est un triste métier, en somme, que d’être un homme supérieur ; on pense trop ; on grossit les sottises qu’on a faites et celles qu’on aurait pu faire ; on se juge trop ; on connaît trop bien ses propres faiblesses pour n’être pas sensible aux flèches de l’opinion. On a trop de scrupules aussi ; la conscience raffine, et la vie animale l’emporte tout de même ; au reste on est obligé d’avouer que c’est bien ainsi ; l’intelligence toute seule n’agirait point. J’ai été conduit par une obstination paysanne ; mais que seraient mes fils ? Des fils de citadin, qui s’useraient en discours. Je mets les choses au mieux. Qui m’assure qu’ils ne seront ni crétins, ni maniaques, ni sourds, ni muets ? Ma foi, s’ils naissent on les élèvera. Mais qu’on puisse vouloir des enfants, voilà qui me passe. »

« Qu’on puisse ne pas vouloir d’enfants, dit le moraliste, voilà qui me passe. Quoi ? vous aimez la raison et le droit, et vous laisserez à des brutes le soin de faire l’avenir ? Quoi ? Vous sentez en vous des forces cachées, qui ne trouveront pas à s’exprimer dans cette courte vie, et vous n’allez pas les délivrer de leur prison avant qu’elle soit pierre et enfin poussière ? Quoi ? Vous avez repris jeunesse et courage dans de tendres yeux, frais et clairs comme des fontaines, et vous allez laisser tarir cette source bienfaisante à laquelle vous avez bu ?