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LES PROPOS D’ALAIN

sa vie, jusque-là un peu monotone, se trouva par là réchauffée et fouettée. Au bout d’un an, son destin était réglé ; il n’était plus qu’Espérantiste. Il ne pensait qu’à des traductions. Il s’y passionnait comme d’autres au baccara. Ces passions sont condamnées à convertir ; car on ne peut jouer seul au jeu de l’Espéranto. De là, une prédication, des colères, un autocratisme. De là, devait sortir l’Ido, et, par le même furieux mouvement, de l’Ido sortira quelque Progresso ou Perfecto ; toujours avec excommunications. On s’étonnera, après cela, qu’un curé tienne à sa religion. Quand je n’aurais à mettre au compte de l’Espéranto que l’anéantissement d’un homme, c’est assez pour que je haïsse cette grammaire nouvelle qui nous tombe du ciel. Comme s’il n’y avait pas mille choses à connaître et à expliquer, en français, au lieu de traduire des niaiseries en une espèce d’algèbre.

Espéranto, Ido, Représentation Proportionnelle, je ne puis voir en tout cela que des manies qui guettent un homme vers la quarantaine, et qui détournent ses forces des vrais problèmes et des vrais progrès. Quand on saurait une langue parfaite, on n’en connaîtrait pas mieux le vaste empire des choses. Quand on aurait un calcul parfait des suffrages, cela n’avancerait en rien la culture et l’affranchissement des esprits ; on peut même dire : au contraire.

CXXI

Il y a bien un an que je rencontrai deux jeunes journalistes qui cherchaient fortune. « Nous faisons, me dirent-ils, une enquête sur la jeunesse française ; et les hommes éminents que nous avons interrogés nous en ont dit assez pour que nous puissions conclure que la France se réveille. Oui, ce n’est plus cette Idéologie sans racines, sceptique et amère dans le fond, dont Renan, et Anatole France après lui, furent les maîtres. La génération qui arrive maintenant à l’âge viril est plus militaire que savante. Ils n’aiment pas penser pour penser ; ils croient volontiers à ce qui réconforte, à ce qui soulève ; l’action est pour eux la meilleure des preuves ; ils vont à l’action ; ils en acceptent les conditions et les moyens. Tudieu et Ventrediable, ce sont des gaillards ; c’est le sang de la Grande Armée. »

L’opposition est une figure de rhétorique. Après avoir dit une chose,