Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/166

Cette page a été validée par deux contributeurs.
LES PROPOS D’ALAIN

je veux ; mais elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud. Mais quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j’aime des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s’élèvera. La défiance a fait plus d’un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d’abord. »

« Et voilà, dit le Sociologue, par quelles expériences on a été conduit à croire que la prière, qui n’est qu’une grande confiance, peut changer l’ordre des choses. Car c’est vrai pour les choses humaines ; mais à l’origine ils prenaient toutes choses pour des choses humaines. Et il est toujours vrai que celui qui veut croire en Dieu se change lui-même, jusqu’à n’en plus jamais douter ; il est vrai que la grâce lui vient s’il la demande comme il faut. Mais les miracles du cœur humain ne changent que le cœur humain. Vos prières n’avanceront point l’éclipse, et ne feront point que Dieu soit. Seulement on constate qu’il n’y a pas éclipse ; on ne constate pas que Dieu n’est pas. Voilà pourquoi les religions sont fortes. »


CXVIII

La liberté des opinions ne peut être sans limites. Je vois qu’on la revendique comme un droit tantôt pour une propagande, tantôt pour une autre. Or, on comprend pourtant bien qu’il n’y a pas de droit sans limites ; cela n’est pas possible, à moins que l’on ne se place dans l’état de liberté et de guerre, où l’on peut bien dire que l’on se donne tous les droits, mais où, aussi, l’on ne possède que ceux que l’on peut maintenir par sa propre force. Mais dès que l’on fait société avec d’autres, les droits des uns et des autres forment un système