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LES PROPOS D’ALAIN

une imitation d’autrui, par une sympathie plus forte que la volonté, et tout cela fortifié par un long voisinage. Je suis d’une famille, d’une ville, d’un pays, d’une race ; en vain je m’enfuis ; comme la tortue je porte ma maison.

Ceux qui parlent ou écrivent là-dessus ne font pas assez attention à cet esclavage, qui est senti jusque dans les pensées les plus libres. Ils veulent entendre sous ce mot de solidarité un vouloir généreux, qui choisit ses chaînes et ses devoirs. « Je serai solidaire avec le moujik vertueux, et non avec cette brute empoisonnée d’alcool qui est mon voisin. Avec les prolétaires de tous les pays, non avec les oisifs de mon pays. Avec les justes, non avec les injustes. Comme je voudrai, non comme ils voudront. » Voilà la Solidarité humaine ; l’autre n’est qu’animale.

L’autre, à bien regarder, est peut-être plus juste. Pourquoi ? Parce qu’elle ne choisit point. « Qui se ressemble s’assemble. » Cette union voulue fait des castes, des classes, des guerres sans fin. Dans le vrai, mon semblable n’a pas besoin de moi ; je n’ai pas besoin de lui ; nous nous nuirons l’un à l’autre, je le parie, par le grossissement inévitable des traits communs. Les mêmes exemples, les mêmes discours, les mêmes actions communes, tout cela conduit à une seule idée, et à des passions fanatiques. Des ouvriers réunis, du même métier, et n’écoutant que l’écho de leurs propres voix, feront un monstre ; des patrons réunis feront un monstre. Des militaires, aussi. Des anarchistes, aussi. Des policiers, aussi ; des malfaiteurs, aussi. Par ce détestable esprit de corps, il faut choisir quelque excès, et l’appeler vertu ; et plus chaque corps se resserre, plus sa justice intérieure devient injustice à l’égard des autres. Sans espoir de paix. Il faudrait que le malfaiteur vive avec l’honnête homme ; tous deux y gagneraient ; il n’y a de beau dans l’association que les contrastes de voisinage ; la nature joint le oui et le non ; de leur union naîtra la paix, et de leur séparation la guerre. Je hais toutes les Églises.

C’est la Nature qui fait les enfants, et les hommes, et l’Humanité. Je suis d’une famille ; mon père est coléreux, je suis affectueux ; il faut que nous vivions ensemble ; et c’est le plus grand bien pour nous deux. Je suis riche ; j’ai un mur mitoyen avec un pauvre vieux ; avantage pour lui et pour moi ; cette mère a un enfant arriéré après de beaux enfants ; elle l’aime et elle le sauve ; elle vaut mieux, elle aussi, par cette servitude. La Patrie, fille des hasards, a réuni des Flamands et des Narbonnais, des Bretons et des Francs-Comtois. Je