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LES PROPOS D’ALAIN

Je suivais ces rêveries à l’heure où les fanaux s’allumaient, et comme la lune à demi-éclairée était déjà presque au sommet du ciel. J’entrai dans cette auberge qui est à côté de l’écluse. Les étains et les tables brillaient ; un chat dormait. Mais bientôt la scène s’anima. La porte battait ; les mariniers entraient, jeunes et vieux ; il y eut des nuages de fumée, une vapeur d’absinthe, des discours en tumulte, un tourbillon de pensées brillantes comme des outils. « Moi, dit un vieil homme, c’est au démarrage que je l’attends ; ne criez point, ne frappez point, laissez-le faire ; c’est là qu’on juge un cheval. » « Six litres, dit un autre, c’est ce qu’il faut à un cheval qui ne travaille pas ; mes chevaux ont trois fois cinq litres chacun, et autant de foin qu’ils en veulent. » « Moi, dit un troisième, quand j’attaque ma cavalerie, je n’ai pas besoin de deux coups de fouet ; ils comprennent tout de suite. »

Il y eut des défis : « Prends mon bateau ; je prends le tien ; et, marche, on verra si tu me suivras comme je t’ai suivi aujourd’hui. » Dans un autre angle : « C’est honteux de laisser des chevaux en pareil état ; et blessés encore par leur collier. » Mais l’autre répondait : « Je ne commande point ; je fais ce qu’on me dit ; je donne ce qu’on me donne ; si l’on me dit de frapper, je frappe. Ma foi les procès sont pour le patron, et c’est juste. » « C’est en Belgique, dit un autre, qu’ils sont sévères ; un seul coup de fouet à la tête d’un cheval, et te voilà pris. » « C’est en Prusse, dit un autre, qu’il faut voir cela ; les gendarmes m’ont fait attendre trois jours pour un cheval blessé à l’épaule. » Ils convinrent qu’en France la police n’était point faite. « Et d’abord, dit un homme à bec d’aigle et à moustaches terribles, on devrait fixer une quantité d’avoine pour un cheval qui travaille ; pas moins de douze litres ; et puis les chevaux blessés au repos ; et ils ne reprendraient pas sans un papier du vétérinaire. » Ce discours fut approuvé. Personne ne parla des hommes ; personne n’y pensait. Quelle puissance dans les spectacles, dans les actions, dans le souvenir ! Âmes royales, faites pour gouverner. Il ne fallait que quelques vapeurs d’absinthe, et ces hommes magnifiques délibéraient sur les droits des chevaux.