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LES PROPOS D’ALAIN

la Raison ne s’endort point pour cela ; tout au contraire, la voilà plus lucide que jamais, pendant que les désirs dorment les uns sur les autres comme une meute fatiguée. La voilà qui s’applique à comprendre ce que c’est qu’un homme et une société d’hommes, des échanges justes ou injustes, et ainsi de suite ; et aussi ce que c’est que sagesse et paix avec soi-même, et si cela peut être autre chose qu’une certaine modération des désirs par la raison gouvernante. À la suite de quoi elle se représente volontiers des échanges convenables et des désirs équilibrés, un idéal enfin, qui n’est autre que le droit et le juste. Par où il est inévitable que la raison des riches vienne à pousser dans le même sens que le désir des pauvres. C’est là le plus grand fait humain peut-être.

Quant à ceux qui répliquent là-dessus que la raison vient de l’expérience, comme le reste, et de l’intérêt, comme le reste, ils ne font toujours pas que la raison agisse comme le ventre agit. Car l’œil n’est pas le bras, quoiqu’ils soient tous deux fils de la terre.

C

Le Droit et la Force ne s’opposent point ; ce sont deux notions distinctes. Lorsqu’un garçon plus âgé et plus fort qu’un autre lui prend ses billes, en apparence il anéantit le droit de l’autre ; mais ce n’est qu’en apparence ; ce coup de force ne change rien au droit ; le jeune bandit est possesseur des billes ; il n’en est pas le propriétaire. Si maintenant un frère aîné prend la défense de son frère et lui rend ses billes après avoir rossé le petit voleur, les choses sont remises dans l’ordre ; mais l’ordre lui-même n’avait pas été touché ; il était toujours vrai que les billes appartenaient au plus faible.

Le droit est une opinion, un jugement, une pensée. Les batailles pour et contre un droit sont des batailles de thèses et d’arguments, en présence d’un arbitre qui décidera. Il faut alors des raisons, non des coups de poing. À quoi on objecte souvent la prescription, d’après laquelle trente ans de possession non contestée donnent un droit de propriété. Mais remarquez bien que ce n’est pas la force qui fonde cette occupation ; il ne s’agit pas d’une possession maintenue par tous moyens, mais d’une possession publique non contestée ; c’est cette