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LES PROPOS D’ALAIN

tisser, ou des bœufs de labour. Si le travail est à vil prix, l’employeur se frotte les mains, sans se demander comment les travailleurs se nourrissent, s’habillent, se logent, s’instruisent et élèvent leurs enfants pour ce prix-là. C’est la guerre ; et tant pis pour les vaincus. L’homme est alors moyen et instrument pour l’homme. J’ai une pioche ; si le sol est dur, j’use ma pioche plus vite ; quand elle sera usée, j’en achèterai une autre. C’est ainsi que vous usez d’un salarié, comme d’une pioche, et avec moins de souci encore ; car les pioches ne font point d’enfants, tandis que les salariés en font. »

« Que veulent-ils donc ? N’être plus des outils ni des moyens, mais être des fins. Que le salaire juste soit défini, non comme le prix du travail sur le marché, mais comme la condition d’une vie humaine, où soient comptés tous les besoins, tous les loisirs qu’il faut à un homme ; les soins s’il est malade ; le repos s’il est fatigué ou vieux. Entendez par là qu’il y a des salaires que l’employeur n’a pas le droit d’offrir, et que le travailleur n’a pas le droit d’accepter. Cela mène loin. »

« Hé ! diable ! dit-il, c’est donc la doctrine de la C. G. T. que l’on enseigne à mon fils ? J’aime mieux la théologie. »

« Défiez-vous, lui dis-je, de la théologie aussi, et assurez-vous d’abord que le curé qui la prêche n’y comprend rien. Toutes les idées sont dangereuses, et tous les idéologues sont à pendre. »

XCVIII

Je crois que les forces morales l’emporteront ; j’entends par là que tous les hommes, ou peu s’en faut, aiment la justice plus que n’importe quoi au monde. Quand je dis des choses de ce genre devant des hommes qui passent pour supérieurs, ils se moquent de moi. Si je les presse, ils vont chercher alors quelque lieu commun sur le règne de la force, montrant que tout droit au monde a sa source dans une guerre et une victoire. Les plus habiles expliquent pourquoi on a habillé la force en justice. Car, disent-ils, le plus fort ne voulait pas rester toujours sous les armes ; il voulait établir une certaine paix fondée sur la force. Or, ayant remarqué que les hommes sont conduits souvent par des opinions fausses, et qu’il est assez facile de répandre