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LES PROPOS D’ALAIN

philosophie montrait une figure ahurie, comme un curé qui s’aperçoit qu’une page de son bréviaire a été arrachée.

XCVI

Le moraliste qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres » n’a pas trouvé là un grand secret. J’accorde bien que l’amour est la vraie richesse vitale ; c’est un merveilleux mouvement pour sortir de soi, pour se jeter dans l’action, et s’y dépenser, et s’y perdre, sans petits calculs. Je sais aussi que lorsque l’amour manque, comme il arrive dans l’extrême fatigue ou dans l’extrême vieillesse, qui ne sont qu’extrême avarice, il n’y a plus rien à espérer de bon, ni même de mauvais. Mais ce régime de parfaite prudence nous approche de la mort, et il ne dure guère. L’ordinaire de la vie est un furieux amour de n’importe quoi ; chez les bêtes aussi. Car le cheval galope pour galoper ; et le moment où il va partir, le beau moment où il sent en lui-même la pression de la vie, c’est l’amour, créateur de tout. On ne verrait plus du tout de plaine, si l’on n’avait plus du tout l’envie de galoper. C’est encore plus vrai pour l’homme, parce que, autant qu’on sait, il sent mieux et perçoit mieux. Amour est poésie.

Je veux donc bien que toute règle de justice est vaine, si l’on n’aime point ; pourquoi mettre une bride à un cheval mort ? Mais suffit-il aussi d’aimer sans règle ? L’homme le plus vivant serait le plus juste à ce compte. Or, ce n’est pas vrai. L’avarice, qui est comme la haine repliée, n’explique ni les batailles ni les supplices, ni les conquêtes d’Alexandre, ni le bûcher de Jeanne. Dans l’histoire, c’est l’amour qui galope. L’amour enlace ; l’amour étrangle aussi bien, c’est le même mouvement. L’amour est paix, l’amour est guerre. Le fanatisme, dans son fond, est aussi bien amour que l’enthousiasme ; il y a de la générosité dans tout carnage, et dans toute cruauté active. Les amants éprouvent la même chose. Les héros qui se sacrifient le mieux sont ceux aussi qui tuent le mieux.

« Aime ton prochain comme toi-même. » Voilà une espèce de règle ; et ce n’est déjà plus l’amour tout nu. Mais cette règle n’est point bonne. On ne s’aime point soi-même ; ou bien ce n’est plus amour, c’est pauvreté, sécheresse, avarice, comme je disais. Le conquérant