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LES PROPOS D’ALAIN

chose de plus extraordinaire que la mode et que l’imitation ; la même idée vient en même temps à tous, et les jeux apparaissent comme les fleurs sur les arbres.

Pendant une certaine période les enfants emploient toute leur attention à un jeu ; un mois après, ils n’y pensent plus ; vous diriez : ils n’y joueront plus jamais.

Les idées des jeux sont dans l’enfant comme des insectes à métamorphoses : les unes s’agitent comme des papillons ; d’autres filent et s’emprisonnent ; d’autres sont à l’état de chrysalide ; elles dorment si profondément qu’on dirait des cadavres.

Le pédagogue, au lieu de semer à contresens dans cette petite tête, devrait suivre ce mouvement naturel, et greffer son enseignement sur les jeux, au moment où la sève va monter dans chaque tige ; parler d’arithmétique dans la saison des billes, de géométrie à l’époque où l’on dessine les marelles, et de mécanique lorsque les toupies ronflent.

LXXIII

Il est assez connu que notre Raison ne nous sert pas à grand chose ; nous avons des idées qui restent en l’air, et, pendant ce temps-là, les passions aveugles mènent tout. Un homme un peu cultivé vous dit et vous prouve qu’il ne faut jamais mentir ; l’instant d’après il ment avec tranquillité. Un homme prudent vous explique pourquoi il ne faut pas descendre avant l’arrêt ; le lendemain, si quelque passion le presse, il saute par terre en vitesse, au risque de passer sous les roues. Un autre se dit qu’il fume trop de cigarettes et que cela lui brouille l’estomac ; tout en roulant ces sages pensées, il roule une cigarette. Même l’arithmétique ne sert pas beaucoup ; on peut savoir très bien compter, et se ruiner par imprévoyance. Aussi notre intelligence est comme séparée de nous. Il y a des gens qui montent un petit moulin sur leur maison, un léger petit moulin qui tourne très bien, et ne sert à rien du tout.

Cela tient à ce qu’on veut nous rendre trop savants, et trop tôt, et trop vite. Il y a deux espèces d’erreurs de jugement qui sont naturelles à l’enfant, trop espérer et trop craindre. L’enfant qui désire croit facilement que sa puissance est sans limites ; l’enfant qui craint