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LES PROPOS D’ALAIN

à lui ; il est content lorsqu’elles poussent en eux comme en lui. Voilà des esprits bien cultivés, qui seront sages et heureux.

Seulement il arrive une chose, c’est que le jardin est bientôt laissé à lui-même. Il se venge alors du jardinier et du jardinage. Les vieilles racines, dont il reste toujours quelque chose, poussent de vigoureux jets. Les oiseaux, qui n’étaient pas loin, apportent des graines sauvages. Tout cela refait bientôt la broussaille des premières années. Non sans fleurs, non sans nids joyeux, non sans vols d’oiseaux, non sans reptiles aussi. Et que pourraient faire, contre cette invasion de plantes barbares, de pauvres légumes à peine enfoncés dans le sol ?

Le jardinage des esprits veut plus de prudence ; il faudrait garder les produits du sol ; élaguer et greffer, non arracher ; transformer la nature, au lieu d’en vouloir créer une autre. Une petite fille expliquait à son jeune frère ce que c’est que le vent : « Il y a du vent, disait-elle, parce que les arbres remuent. » Un pédagogue aurait tout de suite arraché et jeté au feu cette plante sauvage. Mais heureusement il n’y avait point de pédagogue là autour ; il n’y avait qu’un père très raisonnable qui écoutait ces propos d’enfants, et qui admirait l’éveil des premières idées. Car il faut bien que la vérité naisse de l’erreur ; et nos idées ne sont bien à nous que si nous y reconnaissons nos premiers rêves.

LXXII

Tout change, et même assez vite, dans la société des hommes ; mais les jeux des enfants ne changent guère plus que les mœurs des abeilles, il y a là quelque chose qui est comme sacré, et c’est peut-être parmi nous ce qui peut nous donner l’idée la plus exacte de ce qu’était la religion il y a quelques mille ans.

Successivement, selon les saisons, dans un ordre immuable, à des époques fixes, apparaissent la corde à sauter, la toupie, les billes, la marelle. Personne n’en parle ; on ne délibère point ; on ne décide point. La chose se fait toute seule ; nul n’en pourrait donner la raison ; nul ne la demande ; les migrations d’oiseaux doivent se faire ainsi.

Pendant que l’adolescent oublie les traditions et entre dans la vie humaine, qui est invention et changement, les petits apprennent la tradition et la maintiennent, sans même y penser : et il y a là quelque