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LES PROPOS D’ALAIN

même temps que le dehors. Il est très vrai qu’il y a des révoltes intérieures et des convoitises longtemps dissimulées. Pourtant qu’est-ce qu’une pensée qui ne passe jamais ni dans les actes, ni dans les paroles ? C’est comme une plante sans soleil. Cela devient bientôt une pensée décolorée. En somme ce sont nos actes qui nourrissent nos désirs. Et, comme une mauvaise pratique rend vicieux, il est naturel qu’une bonne pratique nous rende vertueux, même en intention.

Voilà pourquoi Jean-Jacques disait qu’il fallait fuir les occasions. Par exemple, dit-il, peu d’hommes seront capables de préférer l’amitié à l’intérêt, si les deux se trouvent en conflit ; c’est pourquoi le sage évitera d’avoir jamais à choisir. En résumé il est imprudent de compter trop sur soi-même. Il faut aimer l’esclavage utile dans lequel nous tiennent les lois et les mœurs. C’est ce qui fait que je compterais beaucoup plus sur une police préventive, qui empêcherait les crimes, que sur les plus terribles châtiments. La Rochefoucauld a voulu être amer lorsqu’il a écrit : « Pendant que la paresse nous retient dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur. » Considérée autrement, cette pensée est plutôt consolante. Il est bon que le métier de voleur soit le plus difficile des métiers. Si l’on me donnait l’anneau de Gygès, j’irais tout de suite le jeter dans la Seine.

LXXI

Quand un jardinier veut faire un jardin, il commence par arracher les herbes folles, les prunelliers sauvages, les ronces recourbées ; il met les oiseaux en fuite ; il défonce la terre ; il poursuit les racines, il les extirpe, il les jette au feu. Après quoi il trace des allées, dessine des carrés, y plante des choux, des artichauts et des rosiers. Alors seulement il s’appuie noblement sur son râteau et dit : « Voilà un beau jardin. »

Le pédagogue est un jardinier de cette espèce-là ; il ratisse dans les jeunes esprits ; son idéal est d’en arracher les plantes folles qui y poussent naturellement, et d’y faire venir des plantes qu’il a prises ailleurs. Alors il fait visiter ses jardins par les chefs jardiniers, et il récolte des éloges. Il cultive le jardin, non pour le jardin, mais pour le jardinier. Tous ces jeunes esprits qu’on lui confie, il y sème ses idées