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LES PROPOS D’ALAIN

l’agir qui est agréable, non le pâtir. Travaillons donc à penser les maux d’autrui, et le mécanisme de leurs causes, au lieu de verser larmes sur larmes. Il faut que la Fraternité sourie.

LXVI

Zadig, dans Voltaire, devient amoureux de la reine ; dans sa détresse il appelle à son secours la philosophie ; il en reçoit des lumières, mais sans aucun soulagement. Beaucoup d’hommes en diraient autant, et jetteraient impatiemment le livre. Mais n’est-ce pas attendre trop d’un livre ? Les maximes générales sont surtout bonnes contre les peines et les erreurs du voisin. Mais contre une fureur d’amour trompé ou d’ambition, ou d’envie, que pourrait une maxime ? Autant vaudrait, contre la fièvre, lire l’ordonnance du médecin.

Savoir de vraie science, c’est percevoir clairement les choses présentes. On raconte qu’un général formé par la guerre, et qui passait pour n’avoir peur de rien, s’enfuit un jour pour avoir rencontré, dans un escalier noir, un fantôme blanc qui levait les bras ; ce n’était qu’une statue. Il ne manqua à cet homme, dans cette circonstance, qu’une perception nette de la chose ; les meilleures maximes ne valaient pas le plus petit commencement de connaissance vraie. On a sans doute travesti cette forte doctrine morale des Stoïciens en supposant toujours qu’ils proposaient à la volonté des règles vides au lieu d’objets. Épictète disait : « Au lieu de vouloir que les événements soient comme tu veux, il faut vouloir que les événements soient comme ils sont » ; c’est fort bien ; mais je n’arrive pas à vouloir sans raisons ; et ce n’est pas pour rien que les mêmes auteurs nous répètent : « Considère avec attention la vraie nature et la nécessité de chaque chose. » Par exemple, si je veux vouloir que les choses soient comme elles sont en effet, il faut que je saisisse comment elles sont arrivées, une cause poussant l’autre ; alors, par la perception claire de ce mécanisme-là, de ces causes-là, on arrivera à ne plus vouloir qu’elles soient autrement ; c’est la connaissance vraie de l’objet qui nous sauvera.

Je reviens à Zadig et aux passions de l’amour. Toute passion se nourrit de fantômes et de notions confuses ; mais quand je me répéterais cela, quand je retrouverais dans ma mémoire tous les conseils