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guerre et sur la paix. « L’honneur, disait-elle, est plus précieux que la vie. » Sur quoi je fis cette remarque cruelle, mais juste, à ce qu’il me semble : « Vous choisissez, lui dis-je, présentement entre votre honneur et la vie des autres ». Cette pensée irrite au premier moment ; je la crois pourtant capable d’apaiser les redoutables mouvements de l’honneur, chez ceux qui ne mettent point leur vie au jeu. Je compte ici, pour apaiser l’honneur, sur l’honneur même. On a pu remarquer que les plus raffinés là-dessus étaient toujours aussi les plus sages, dès qu’il s’agissait de régler les querelles de leurs amis.

Je sais qu’un cœur généreux, quels que soient l’âge et le sexe, se met aussitôt à la place du guerrier, et sincèrement voudrait y être ; j’admets qu’il se ferait tuer aussi. L’héroïsme n’est pas rare ; et quand le vieillard, quand la jeune fille regrettent de n’être pas au feu, je les crois. Mais toujours est-il qu’ils n’y sont pas. Et par ce même scrupule de l’honneur, qui les détourne de toute faiblesse, je suis sûr que, s’ils sont seulement avertis, ils se diront que l’épreuve imaginaire et les tortures de l’affection ne comptent point auprès du réel sacrifice. Et qu’il ne faut point régler ses pensées, dans les temps tragiques, sur ce qu’on voudrait faire, mais sur ce qu’on fait. Que c’est peut-être un plaisir de lâche, que d’admirer l’héroïsme des autres. Qu’ici, faute d’un risque suffisant, les plus laides passions peuvent bien prendre figure de courage. Que c’est par ce sentiment, bien piquant et cuisant dès qu’on le forme, que l’on a vu des hommes de cinquante ans et plus courir aux armes et à la mort, afin sans doute de se pardonner à eux-mêmes les discours dont ils avaient fouetté l’honneur des jeunes. Il suffit. Je laisse à ces réflexions l’âme guerrière et inflexible qui n’a pas combattu.