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CHAPITRE XVII

DE L’HONNEUR

J’insiste sur cette contrainte militaire, que chacun voudrait bien oublier, parce qu’elle déshonore la guerre. Il me semble que l’honneur vrai suppose un libre choix, et qu’un Bayard estimerait moins aujourd’hui cet héroïsme qui est imposé au premier gueux comme à Bayard, et sous peine de mort. Mais Bayard n’examinerait point tant, attentif surtout à se gouverner lui-même, et à se préserver des mouvements vils. Car il est vrai que si l’on cède à la contrainte, cela n’a rien de beau ; mais il est vrai aussi que si l’on cherche à échapper à la contrainte et si la peur pousse de ce côté-là, nul n’y va autant qu’il est libre. Et, les préjugés mis à part, qui changent selon l’époque, l’honneur consiste bien à ne pas vouloir céder à la peur, ni même incliner du côté où la peur tire. Examinez bien ce noble animal en cette situation difficile ; car c’est là-dessus que les pouvoirs jouent leur jeu, et gagnent toujours.

Le sentiment de l’honneur est le vrai moteur des guerres. Cela tout le monde le dit ; mais tout le monde dit aussitôt tout à fait autre chose, à savoir que la guerre vient de convoitise et de barbarie, les deux se tenant de près. Il faut d’abord mépriser cette opinion faible et même ridicule d’après laquelle les guerres résulteraient d’un vil calcul de voleur en chaque homme ; et au contraire mettre en pleine lumière ces mouvements de l’honneur outragé, qui donnent aux groupes aristocratiques, matériellement faibles, une puissance sans mesure.

Ils agissent d’abord par hauteur, mépris et séparation, ce qui donne déjà un grand prix à leurs éloges, à leur condescendance, et même à leur attention. C’est là un art de gouverner par un pouvoir seulement moral, art trop peu étudié. À mes yeux, cette période de dix ans qui nous a conduits à la guerre est marquée par le triomphe de ces pouvoirs privés sur les pouvoirs publics, comme l’ont montré notamment l’élection Poincaré, le vote des trois ans et le premier procès Caillaux.