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CHAPITRE XII

DES SACRIFICES HUMAINS

Ce matin de septembre, un de mes jeunes amis me parlait de cette guerre en pantalon rouge, que je n’ai point vue. C’était pour l’anniversaire de son ami le plus cher, qui tomba mort à ses côtés. Lui s’en tira avec un bras mutilé, qui ne l’empêcha pas d’être aviateur ensuite. Deux braves.

« Qu’était-ce, lui dis-je, que cette guerre ? De folles attaques, sans doute, sans aucune préparation ? » — « Mieux, dit-il, une cérémonie. Nous étions invités à mourir. Les troupes couraient à découvert, sur une pente en glacis couronnée d’un bois, contre des tranchées armées de mitrailleuses. Les effectifs fondaient. Le général demandait des renforts afin de recommencer ; il recommença trois jours durant ; nul n’avait d’autre espoir que de bien mourir. » Je revoyais cependant ces cadavres étendus sur le ventre, avec cet étroit, lourd et éclatant habit de cérémonie, et le sac par dessus la tête ; c’est tout ce que j’ai connu de ces premiers assauts, et ce n’est pas peu ; je ne suis pas disposé à l’oublier, ni à le laisser oublier aux autres.

Mais mon dessein n’est pas d’exciter l’indignation ; nul ne peut répondre qu’un général saura la guerre avant de l’avoir faite. Ce que je veux retenir, c’est ce cérémonial du pur sacrifice. Quelque étalage qu’on fasse des raisons de haute politique, ou de simple défense, le combattant en a souvent d’autres, plus cachées, et qui sont peut-être les plus puissantes. Il s’agit de prouver, publiquement et solennellement, qu’on sait mourir. Et puisque l’honneur individuel, l’honneur de la famille, l’honneur du pays s’accordent à exiger cette preuve, toute la volonté s’emploie à la fournir irrécusablement, sans autre fin. Ainsi la volonté de vaincre, et même l’espoir de vaincre peuvent s’effacer devant cette volonté de vaincre en soi ce qui déshonore. Pour la beauté, pour la vertu, ce vain combat suffit. Et la grandeur même de l’épreuve