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CHAPITRE LXXXV

GRANDEUR D’ÂME

C’est par l’esprit que l’homme se sauve, mais c’est par l’esprit que l’homme se perd. Un animal ne doit pas être dit injuste ; il prend ce qu’il peut prendre, et ce qui est toujours le mieux puisque rien d’autre n’est possible. Mais l’homme promet autre chose, et se promet autre chose. Car d’un côté il sent bien que ce qu’il croit Juste doit se montrer tel aux autres et même à l’adversaire, et que cet accord est la marque du Juste, comme du Géométrique, comme de toute pensée. Mais d’un autre côté il ne peut point comprendre que l’accord soit si difficile à faire, et que ce qui lui paraît évident à lui soit douteux ou même absurde pour l’autre. Dont il veut aussitôt punir l’autre ; en vérité par amour pour l’autre, comme ces parents qui, voulant apprendre la musique à un enfant chéri, considèrent les fausses notes comme de graves injures, et bientôt s’irritent, par la tyrannie de ce cœur affectueux et contrarié. C’est pourquoi je crains un homme qui me dit : « Vous allez être de mon avis ; il n’est pas possible que vous ne me donniez raison. » Ce préambule annonce la guerre. Un homme fort savant, mais qui avait des passions vives, me dit un jour, avant de m’exposer, comme à un arbitre, une difficulté de politesse : « Je vous fais juge. Mais si vous ne m’approuvez pas pleinement, je vous avertis que je ne vous parlerai plus jamais ». Je refusai de l’entendre et je fis bien. N’est-il pas redoutable cet animal pensant qui brûle d’être en paix avec moi ? Je craindrais moins un homme qui voudrait me voler ; il sera prudent ; il ne se jettera pas à corps perdu pour me conquérir ; sa prudence me protège aussi ; au lieu que le fanatique exerce son mandat d’homme pensant ; je suis un autre lui-même, en lui et contre lui ; il ne peut comprendre que deux pensées ne s’accordent pas ; et c’est vrai, il faut qu’elles s’accordent. C’est donc l’esprit qui fait la guerre.

Pareillement il n’y a de paix qu’entre esprit et esprit. Et l’esprit