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aux femmes les plus belles. La nécessité effaçait sans doute beaucoup de pensées aigres ; car on ne délibère pas volontiers avec soi-même sur ce qui est invincible. Ainsi s’instituait vraisemblablement, en ce monde au dessous de l’humain, une vie pourtant humaine, avec des projets, des espérances, des rivalités, de l’honneur et de la honte. On exposait ses blessures comme des croix de mérite. Quant aux discours d’un gladiateur en retraite, s’il y en avait, chacun, hélas, peut aisément les deviner.

Un sage même, au déclin de l’âge, aurait pu trouver des raisons d’envier ces rudes combattants. Car, aurait-il dit, je leur vois une bonne santé, et des âmes cuirassées. Ils ont de bons moments, par le contraste ; et moi je n’en ai plus, par la satiété. Ils sont aux prises avec la souffrance et avec la mort. Mais n’est-ce pas notre condition à tous, et ne vaut-il pas mieux lutter vigoureusement comme eux que petitement, comme je fais ? Il faut que la gloire ait un grand prix, puisque tant de soldats vont la chercher au loin et ne se lassent point de la raconter, et à des gens qui ne les écoutent guère ; au lieu que ceux-là luttent et meurent en lumière vive, devant le peuple attentif.

Toutes ces raisons, et mille autres, sans compter l’accoutumance, n’empêchaient pas que Sénèque avait raison de considérer la chose en elle-même, et de prononcer qu’aucune fin de plaisir, d’utilité ou de nécessité ne peut justifier ces moyens-là.