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contre les prestiges mouvants. Le don total et l’abandon total n’étaient dus qu’à la perfection invisible. D’où ces saints de pierre, si bien gardés contre toute folie imitative, et beaux par le refus au monde des hommes. Cette idée redresse, bien loin d’abaisser ; et l’esprit en reçoit cette partie de mépris, ou pour mieux dire d’indifférence, qui donne du champ pour penser. Penser n’est pas crier. L’action commune est règle, certes ; mais le sentiment commun n’est pas règle ; et la pensée commune n’est pas règle. C’est l’animalité, non l’humanité, qui s’exprime par une convulsion de foule. L’humanité est intérieure, cachée, résistante.

Considérez ces hommes cultivés qui reviennent de la guerre convertis ; j’en connais deux. Ce mouvement d’esprit est juste ; ils n’ont pu tenir pour la Patrie qu’à la condition de découvrir quelque chose de plus haut que la Patrie. Je pense que la même conversion s’est faite en beaucoup d’autres, mais exprimée par d’autres mots. Si j’ai bien compris, la Patrie elle-même a refusé les âmes. Autant que j’ai pu l’entendre, elle a parlé à peu près ainsi aux militaires : « Je vous dispense de parler ; ce que vous m’offrez ne m’intéresse point, car j’ai tout pris, et vous n’avez plus rien à donner. Sur ce que vous avez à faire, on vous renseignera. D’ailleurs les opinions sont libres. » Et il est vrai que cela est inintelligible pour le civil, à qui, tout au contraire, on demandait seulement des opinions convenables. J’aperçois ici de nouveau cette idée importante, que l’obéissance est la rançon de la pensée ; et je décide qu’il valait mieux être soldat. Je n’étais pas, en 1914, au niveau convenable ; trop plébéien sans doute ; je voulais aimer mes devoirs. La guerre m’a rafraîchi, comme elle a rafraîchi beaucoup d’autres. Nous fûmes simplement soldats ; et nous voilà civils, sans aucune parure de rhétorique. Pensées nettoyées. Pensées regroupées. Œil sec.