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les hommes d’expérience arrivent presque toujours à cette doctrine courte, d’après laquelle l’homme n’agit jamais qu’en vue de sa propre conservation. Cette brillante perspective, au bout de laquelle se montre la mort inévitable, conduit à des rêveries peu agréables qui réagissent fâcheusement sur un estomac déjà fatigué. Tous les dangers sont grossis, surtout ceux contre lesquels le courage des jeunes peut seul quelque chose. La race est usée ; la France est vieille ; déjà ils voient l’ennemi dans la capitale. J’ai entendu plus d’une déclamation de ce genre, et j’admirais comme les poltrons sont redoutables ; car la jeunesse doit être retenue, non fouettée, et rafraîchie, non échangée. Ces vieillards jouaient avec le feu.

Après cela, je comprends que l’expérience décisive, les espérances dépassées, les preuves accumulées, l’impossible devenu ordinaire, que tout ce spectacle les guérisse de cette pauvre sagesse ; et même je crois qu’ils trouvent alors en eux, par la contagion, par le bonheur d’admirer, et enfin par la nécessité, comme un supplément de vie qui noie leurs chagrins. On dira que c’est être brave à peu de frais ; mais ils n’espéraient point tant d’eux-mêmes. Je crains les faibles.

On m’a fait un récit qui n’est sans doute pas plus vrai que tant d’autres ; prenons-le comme une scène de théâtre. À un conseil de Chefs, les généraux expliquaient qu’un succès d’importance, mais non encore décisif, coûterait cent mille hommes. Ils ne décidaient point. Un civil enthousiaste dit : « Il ne faut pas hésiter. Payons ce qu’il faut payer. » Le grand Chef, vieillard non sans défauts, certes, mais assurément sans peur, regarda un bon moment celui qui venait de parler, et ne dit rien. Ce silence est beau. « Nul ne m’a condamné à faire l’acteur tragique », disait Marc-Aurèle.