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CHAPITRE XLVIII

L’ESPRIT THÉOLOGIQUE

Le vieil esprit théologique est au fond l’esprit politique dans le sens plein du mot ; c’est l’esprit qui s’applique plutôt aux hommes qu’aux choses. Ainsi le tailleur de pierre a pour métier de tailler la pierre ; et il n’obtiendrait rien par prière, tromperie, menace. Mais le gouvernant, à quelque degré qu’il soit gouvernant, a pour métier de persuader, d’amuser, de détourner, d’effrayer ; car c’est dans la masse des hommes qu’il taille ; et comme la matière est ici capricieuse, un jour grondant et résistant, le lendemain chantant, ainsi se développe l’esprit de finesse, si souvent opposé depuis Pascal à l’esprit géométrique, mais sans qu’on ait toujours aperçu comment l’un et l’autre se forme. Et je suis assuré aussi que l’envie de plaire aux puissances, si naturelle à l’écrivain, fait que l’esprit de finesse est toujours traité avec faveur, comme si modération, sagesse, indulgence en étaient les suites nécessaires. Mais, l’appelant Esprit Théologique, et le jugeant d’après son éducation propre, je le caractérise surtout par ce préjugé qu’un grand désir peut tout. L’expérience politique fait assez voir qu’ambition mène plus loin que science ; et l’esprit théologique consiste à juger des choses d’après les hommes, comme Xerxès faisant fouetter la mer ; car invoquer et supplier la mer et le vent, c’est la même erreur que de les menacer.

Remarquez que, dans la pratique du commandement, cette idée singulière est presque continuellement vérifiée ; car les obstacles qui viennent des choses sont aisément surmontés, dès que la masse des hommes obéit. Napoléon a passé le Saint-Bernard comme le Pharaon a construit les Pyramides, en fouettant seulement des hommes ; et sous cette idée du fouet j’entends la menace, la promesse et la récompense. Quand cet esprit théologique ne s’égare point il fait fouetter les pontonniers, et les ponts tiennent.