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CHAPITRE PREMIER

L’EXPÉRIENCE ERRANTE

Il se trouve déjà une certaine méthode dans la simple perception, comme on l’a vu, mais implicite, par quoi chacun trouve à interpréter des signes annonciateurs, tels que le bruit d’un pas ou d’une serrure, ou la fumée, ou l’odeur, sans parler des profils et perspectives qui annoncent des choses et des distances. Ces connaissances s’acquièrent par une recherche véritable, qui consiste toujours à répéter les essais, en examinant l’accidentel, mais presque toujours sans volonté expresse et souvent même par une sorte d’empreinte plus marquée que laissent les liaisons constantes. Connaissance sans paroles qui s’acquiert presque toute avant la parole, et qui se perfectionne durant la vie.

Les occupations ordinaires y font beaucoup. Le marin reconnaît les vaisseaux de fort loin, et les courants et les bas fonds d’après la couleur de l’eau. Il voit venir le coup de vent par les rides ; et même, par le ciel et la saison, il arrive à prévoir la pluie et les orages ; le paysan aussi, d’après d’autres signes. Mais il s’y mêle de nos jours des connaissances apprises et une circulation d’idées que le marin et le paysan n’entendent point à proprement parler. Et ces secours étrangers ferment plutôt les chemins de la recherche. J’ai remarqué que les paysans ignorent maintenant tout à fait les planètes et les étoiles, et même ne les remarquent