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des yeux et des mains. Nos rêves ne sont qu’un passage entre l’absence de perceptions, qui est absence de recherche, et la présence réelle des choses par effort de critique ; ces essais paresseux, ce sont nos rêves ; et il est très important de le bien comprendre, en vue d’une connaissance exacte des passions.

Mais aussi regardez bien comment cette vie intérieure se construit. Tant que le fantôme est pris pour vrai, je le pense hors de moi ; il ne rentre en moi que par le même effort de critique qui fait paraître l’ordre des choses et les véritables objets. Comment saurai-je que j’ai dormi, que j’ai rêvé, sinon par la pensée d’un temps mesuré et commun, qui suppose une vérité des objets ? Et mes souvenirs sont d’objets réels et rangés, que je pense toujours dans ce monde, absents et loin, plutôt que passés. Quand je me souviens d’une ville que j’ai vue, je pense bien qu’elle existe encore pour d’autres ; et si je sais qu’elle est détruite, je pense encore que ses ruines existent, et que j’y retrouverais chaque pierre ou tout au moins la poussière de chaque pierre. Cette idée que rien ne s’est perdu, si importante comme on sait pour la pensée rigoureuse, est déjà le soutien du souvenir le moins étudié. On ne dira jamais assez que la mémoire du temps est liée à la mémoire des lieux. Notre histoire, c’est notre voyage dans ce monde réel ; et nos changements sont pensés dans les changements extérieurs, dans les changements de l’objet, où tout se conserve en changeant seulement de place. Je suis moi par une suite unique de perceptions vraies ; c’est là le principal du souvenir, tout le reste s’y accroche ; et ce n’est pas sans raison que les plus raffinés cherchent leurs anciens sentiments en recherchant d’abord les choses, ou leurs débris. Je ne me pense que par le monde. Ce que Kant a exprimé dans un théorème assez obscur, disant que la conscience de soi suffit à prouver l’exis-