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si l’on demande : « Combien de temps le Temps va-t-il suspendre son vol ? ». Un temps plus pur continuera pendant l’arrêt du temps. Il est vraisemblable que cette pensée si naturelle, d’un temps qui ne dépend point de notre histoire, ni de nos montres est la pensée même de l’Éternel. Raisonnablement, il n’est pas bon de raffiner encore sur le temps inépuisable. C’est l’objet d’une sorte de fable ou de mythe, mais qui cesse de nous écraser dès que nous pensons que nous le tirons de nous. L’esprit encore une fois se présente à nous, dans une sorte d’expérience de la méditation que les philosophes ont connu ; car souvent ils sont absents de ce monde ; ils vivent en d’autres temps. C’est de là qu’ils ont tiré que l’âme est immortelle donnant un contenu vraisemblable à l’idée, si naturelle aux anciens, de l’immortalité des corps ; car c’est ainsi qu’ils concevaient les dieux. Mais cette immortalité n’est qu’une plus longue durée, au lieu que, si l’âme parcourt le temps, elle ne peut rencontrer une durée finie, et, de ce court voyage, elle revient assurée de durer sans fin. Ce qui s’accorde avec de pieuses croyances concernant la commémoration. L’amour qui se veut éternel a besoin d’un objet qui ne meure point. Qu’en est-il ? Ici le philosophe peut prendre le parti de douter, c’est-à-dire de distinguer la croyance de la certitude. C’est qu’on peut croire, et que le besoin de croire n’est pas une preuve. Ainsi on peut rêver au temps, se figurer d’autres vies, ou bien se rappeler d’autres vies. Ces fictions fortifient le Moi et lui donnent foi en lui-même, foi sans laquelle il n’y aurait point d’œuvres. Il y a peu d’hommes qui se privent de croire, et les plus raisonnables laissent dans le vague de telles suppositions que la poésie soutient naturellement. La Divine Comédie représente tous les temps ensemble. C’est le rêve d’un vivant qui se croit mort et fait cette étrange expérience. Au point de l’observation psychologique, où nous sommes à présent, on peut considérer la source des grandes fictions qui rassemblent les hommes, et qu’on laisse à porter à l’esprit commun.