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exprimait dans cette espèce d’axiome : deux temps différents sont nécessairement successifs. Comme deux ou trois espaces sont des parties de l’espace unique, et parties coexistantes, ainsi deux ou trois temps sont des parties du temps unique, mais successives. Examinez et retournez cette pensée de toutes les manières, et saisissez ici cette méthode philosophique, qui consiste à savoir ce que je pense dans une notion, en faisant bien attention de n’en pas considérer une autre à sa place. C’est justement ce qui arrive à tous ceux qui voudraient dire qu’un temps va plus vite qu’un autre, avance ou retarde sur un autre ; ils devraient dire mouvement et non pas temps. Car le mouvement a une vitesse, ou plutôt plusieurs mouvements sont comparables en vitesse, mais dans un même temps. On dit que deux mobiles ont la même vitesse lorsqu’ils parcourent un même espace dans le même temps. Mais une vitesse du temps, cela n’est point supportable, si l’on y pense bien, car il faudrait un autre temps pour comparer les vitesses de deux temps ; c’est dire que ces deux temps sont des montres, et que le vrai temps est ce temps unique où tous les mouvements peuvent être comparés.

En un sens on pourrait dire que la méditation sur le temps est la véritable épreuve du philosophe. Car Il n’y a point d’image du temps, ni d’intuition sensible du temps. Il faut donc le manquer tout à fait, ce qui est une erreur assez grossière, ou le saisir dans ses purs rapports, qui sont en même temps, avant, après. Mais il faut dire que l’espace donne lieu à des méprises du même genre ; car il n’y a point non plus d’image de l’espace ; la véritable droite n’a point de parties et ne se trace point. L’espace n’a ni grandeur ni forme ; ce sont les choses qui, par l’espace, ont grandeur et forme. Et c’est le sens du paradoxe connu de Poincaré : « Le