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là vient que les idées innées font partie de ce qu’on nomme les bonnes doctrines, entendez celles qui donnent espoir et courage à l’homme. Celui qui nie les idées innées est pris aisément comme un négateur de l’Esprit, de la société, de la paix, enfin de tout ce qui est humain et relève l’homme au-dessus de l’animal. Encore peut-on concevoir des hommes pleins de foi, qui voudront croire que leur chien ou leur cheval ait quelque rapport avec l’esprit commun, ce qui permet de faire conversation avec eux. D’où s’est élevée une dispute passionnée, concernant ce qui est inné et ce qui ne l’est pas. Si on ne considérait cela, on ne comprendrait pas une certaine ardeur.

3o Au fond, de quoi s’agit-il ? Ceux qui nient et se moquent soutiennent que nous n’avons pas la géométrie en nous. Les autres soutiennent que, si nous ne l’avions pas en nous, nous ne pourrions l’apprendre. On peut soutenir ici l’esprit dogmatique en invoquant la suite des nombres qui n’a rien d’arbitraire, des nombres que l’on n’invente pas, mais que l’on découvre en soi-même. J’ai pris d’abord l’exemple des logarithmes, qui est plus étourdissant, par la masse de ces connaissances que vous trouverez les mêmes en consultant une table et une autre. Bon, mais il n’en est pas moins vrai que chaque logarithme, même si vous le calculez, vous est connu par une sorte d’expérience, et un maniement des nombres. C’est pourquoi Kant, si célèbre par sa doctrine des connaissances a priori, disait que toute connaissance vient d’expérience, et néanmoins il y a toujours lieu de remarquer que celui qui calcule des logarithmes les trouve en lui, seulement par son esprit. Ajoutons que l’esprit n’entre en action qu’au contact de l’expérience. Par exemple si j’ai des produits à trouver ou des puissances, ou des racines, j’ai recours à ma table de logarithmes. Ainsi en un sens je les trouve hors de moi ; mais toujours par la foi au semblable (celui qui a fait la table) et par la foi en l’esprit commun. Descartes disait qu’on ne pouvait être certain de rien tant qu’on n’était pas assuré de l’existence de Dieu. Essayez de voir que cette pensée n’est pas tellement obscure, si vous usez des termes qu’ici je vous propose. Occasion pour vous de deviner l’étendue et la difficulté des recherches philosophiques, et comment elles touchent par plus d’un point à la religion.