Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/64

Cette page a été validée par deux contributeurs.

que l’on a touché des arbres, compris les jeux de l’ombre et de la perspective, et ainsi du reste ; et comme les ombres, par exemple, dépendent du soleil, et que la perception du soleil, toujours indirecte, enferme elle-même une multitude d’expériences, je dis que toutes nos expériences sont ramassées dans chaque expérience. Mais cette remarque même fait bien comprendre qu’il s’agit ici d’une mémoire implicite, et non d’un souvenir à proprement parler. Pour percevoir cette allée d’arbres comme il faut, il n’est pas nécessaire que je pense à telle promenade que j’ai faite, encore moins que je la pense dans tel moment du passé. On pourrait appeler mémoire diligente cette mémoire qui ne fait qu’éclairer le présent et l’avenir prochain sans développer jamais le passé devant nous ; et l’on pourrait appeler mémoire rêveuse celle qui, au contraire, prend occasion du présent pour remonter en vagabonde le long des années et nous promener dans le royaume des ombres. Et cette rêveuse ne nous laisse jamais tout à fait. Mais toujours est-il qu’un être neuf, et sans aucune mémoire, même implicite, ne pourrait évaluer des distances, faire en pensée le tour des choses, deviner, voir enfin, ni entendre, ni toucher comme nous faisons. La mémoire n’est donc pas une fonction séparée, ni séparable.

Il ne se peut même pas que la notion du passé et de l’avenir soit jamais tout à fait absente. Car s’il y a mille souvenirs enfermés dans la perception de n’importe quelle chose, il est vrai aussi que cette chose est pensée au milieu d’autres choses, ou, si l’on veut, est un carrefour dont les chemins innombrables sont prolongés dans tous les sens, ce qui suppose déjà une pensée des choses absentes et plus ou moins prochaines ; et cela détermine déjà le temps d’une certaine manière, par ce rapport singulier qui ensemble maintient et