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détermine souvent celle-là ; chacun sait que l’aspect d’un mets d’ailleurs agréable au goût peut le faire paraître mauvais par anticipation. Il arrive aussi quelquefois qu’une sensibilité plus raffinée ou aiguisée par la maladie fasse apparaître des odeurs ou des saveurs ordinairement très faibles ; ainsi l’imagination se trouve vraie, mais à notre insu. Et au reste il n’y a point d’imagination qui ne soit vraie en quelque façon ; car l’univers ne cesse jamais d’agir sur nous de mille manières, et nous n’avons sans doute pas de rêve, si extravagant qu’il soit, dont quelque objet réel ne soit l’occasion. Imaginer ce serait donc toujours percevoir quelque chose, mais mal.

Ce même caractère n’est pas moins sensible pour l’imagination visuelle, quoiqu’on n’y pense pas toujours assez. Il est clair que les nuages, ou les feuillages épais, ou encore les lignes confuses et entre-croisées d’un vieux plafond ou d’un papier de tenture sont fort propres à nous faire imaginer des têtes d’hommes ou des monstres. Chacun sait que le demi-jour et le jeu des ombres, comme aussi une lumière trop vive, produisent le même effet. Les fumées et le feu sont favorables aussi aux rêveurs.

Il faut décrire maintenant ce que nos propres yeux fournissent à nos rêveries, surtout lorsqu’ils sont fermés. Chacun peut, en fermant vivement les yeux, observer l’image d’un objet fortement éclairé, ce qui n’est qu’un ébranlement continué, ou bien une image négative avec couleur complémentaire, ce qui est un effet de fatigue. Et sans doute notre rétine n’est-elle jamais parfaitement au repos ; les pressions, les excitations électriques y font apparaître des lueurs, comme chacun sait. Et les grands liseurs connaissent ces houppes colorées et changeantes qui sont sans doute la première trame de nos rêves. J’ai vu plusieurs fois, dans les