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qui danse. Un petit pâtre sait cela, et déjà par science.

Les anciens astronomes pensaient que l’étoile du matin et l’étoile du soir étaient deux astres différents. C’est que Vénus, planète plus rapprochée du soleil que nous, ne fait pas son tour du ciel comme les autres. Ainsi, faute de connaître les rapports convenables, ils n’arrivaient point à relier ensemble ces deux systèmes d’apparences, comme nous faisons aujourd’hui. Il est utile à ce sujet de comparer les différents systèmes astronomiques ; on y voit par quelle méthode on retrouve un seul objet sous l’apparence de plusieurs, par l’invention d’un mouvement convenable des objets mêmes et aussi de l’observateur. Mais ce n’est pas par d’autres méthodes que j’arrive à savoir si c’est mon train qui se met en marche, ou l’autre. Et il m’arrive de penser : « Voici l’hirondelle qui est revenue », quand je n’ai vu pourtant qu’une ombre sur le ciel près de la grange souterraine où je sais qu’elle a son nid tous les ans. Supposition fort étendue, et fausse sans doute en partie, car il se peut que ce ne soit pas la même hirondelle. Toutefois on y voit à plein comment l’entendement construit ses systèmes et détermine les vrais objets.

Ainsi demander pourquoi avec deux yeux on ne voit qu’un objet, c’est trop peu demander. Il faut demander pourquoi avec deux mains on ne touche qu’un cube, pourquoi l’on dit que l’on touche l’objet même que l’on voit, que l’on entend, que l’on flaire, que l’on goûte ; car ce seraient bien autant d’objets, et très différents si l’on s’en tenait aux apparences. Par ces remarques se définit, il me semble, peu à peu, cet étrange pouvoir de penser que la plupart des hommes veulent reconnaître seulement dans les discours bien faits que l’on tient aux autres ou à soi-même. On aperçoit déjà que les esprits pensent un monde commun d’après les apparences où