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de recul assez sensible, qui exprime la peur de se heurter à ces reliefs insolites (notre visage n’est pas si près des herbes et des cailloux) ; ce sont de petits efforts sentis qui nous donnent cette sorte de peur ou d’émotion, ou de secousse. Ce dernier mot exprime bien notre contact à nous-même quand il est subit et peu habituel. Au reste notre corps ne cesse jamais d’être appuyé à la terre par son poids. Et les sensations dont la plante des pieds est le siège doivent être considérées comme des signaux concernant notre sécurité d’équilibre.

Tel est donc l’effort. Au point de vue de la connaissance, l’effort multiplie nos sensations, les affine et les nuance. Songez à l’effort léger du médecin qui cherche le pouls, et à l’extrême délicatesse à laquelle conduit un toucher plus ou moins appuyé. Maine de Biran a insisté beaucoup sur les sensations olfactives, autant qu’elles résultent de petits efforts respiratoires. Il va jusqu’à dire que, sans aucun mouvement, ces sensations seraient nulles. Il se peut bien que toutes les sensations du toucher (et l’olfaction est un léger toucher de l’air) naissent de l’exploration musculaire d’après ce privilège que nous avons de faire varier l’intensité par un effort volontaire. C’est ainsi par exemple que nous éprouvons une pointe ou un tranchant. Le poli du métal est exploré de la même manière, et la délicatesse de la connaissance est alors en rapport avec la légèreté du contact. L’homme de métier effleure en explorant et se donne à lui-même les degrés de l’intensité, sans aller jusqu’à la douleur. Explorer une surface chaude ce n’est pas se brûler ; c’est provoquer une légère brûlure. Ce qui nous instruit alors c’est surtout le léger travail des muscles qui avancent et retirent la surface sensible. La somme des efforts donne l’équivalent de la brûlure et de la coupure. Notre représentation est donc un sentiment complexe de nos efforts ;