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On n’a jamais vu encore de pouvoir sans flatteurs et sans acclamations si ce n’est peut-être le pouvoir militaire ; et, autant qu’il est ainsi, le pouvoir militaire commande bien ; il se sent jugé. Tant que les hommes se croiront admirés, ils feront des sottises. Ainsi, le plus grand péché de l’esprit, qui est de juger selon la force, est une faute politique aussi. La sagesse consiste à retirer l’esprit du corps, et la sagesse politique à retirer toute approbation de l’obéissance. Il n’y a point de plus bel apologue que celui du denier marqué pour César, et qu’il faut donc lui rendre ; mais je dirais avec d’autres mots : « l’obéissance aux pouvoirs, et l’approbation à l’esprit seulement ». Celui qui pense que l’ambitieux ne demande pas plus connaît mal l’ambitieux. L’église a peut-être su refuser aux puissances cet hommage de l’esprit, le seul hommage qui soit digne du mot ; mais ce pouvoir spirituel est trop vacillant ; on voit partout dans son histoire un alliage de force qui l’a déshonoré. Le chanoine a trop bien dîné. Et le César de Shakespeare dit terriblement bien : « Je n’aime pas ces gens maigres. »

C’est peut-être la maladie des constitutions démocratiques que cette approbation d’esprit qui donne tant de puissance à des maîtres aimables, et, pour l’ordinaire, peu exigeants. Le citoyen donne naïvement sa confiance à celui qui avoue qu’il n’est rien sans elle ; la force ne vient qu’ensuite, et les acclamations la suivent encore. C’est réellement la théocratie revenue, car les dieux ont plus d’une forme. Cette confusion du spirituel et du temporel rendra mauvais tous les régimes ; au lieu qu’une société des esprits, sans aucune obéissance d’esprit, les rendrait tous bons par une sorte de mépris poli. C’est toujours la même tenue de l’esprit, soit à l’égard de tout mouvement qui veut être une pensée, soit à l’égard de la force qui conseille.

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