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Il manque surtout, quand on lit, le mouvement retenu de l’assemblée. Il y a bien de la différence entre le silence du cabinet et le silence de deux mille personnes. Socrate, enfin, disait la grande raison : « Quand tu arrives à la fin de ton discours, j’ai oublié le commencement » ; aussi tous les sophismes sont d’éloquence, et toutes les passions sont éloquentes pour les autres et pour elles-mêmes. La certitude s’y fortifie par la marche du temps, et par l’apparition des preuves annoncées. C’est pourquoi l’éloquence convient surtout pour annoncer des malheurs, ou bien pour faire revenir les malheurs passés. Cet homme va à sa conclusion comme le malheureux au crime. Et c’est le plus mauvais voyage que de revenir à un malheur consommé ; car c’est là que l’idée fataliste prend toutes ses preuves.

La prose nous délivrera, qui n’est ni poésie, ni éloquence, ni musique, comme on le sent à cette marche brisée, ces retours, ces traits soudains, qui ordonnent de relire ou de méditer. La prose est affranchie du temps ; elle est délivrée aussi de l’argument en forme, qui n’est qu’un moyen de l’éloquence. La vraie prose ne me presse point. Aussi n’a-t-elle point de redites, mais pour cela aussi je ne supporte point qu’on me la lise. La poésie fut le langage naturel fixé, au temps où l’on entendait le langage ; mais maintenant nous le voyons. De moins en moins nous lirons tout bas en parlant. L’homme n’a guère changé, que je crois ; mais voilà pourtant un progrès d’importance, car l’œil parcourt cet objet intelligent ; il choisit son centre et y ramène tout, comme un peintre ; il recompose ; il met lui-même l’accent, il choisit les perspectives, il cherche le même soleil sur toutes les cimes. Ainsi va le promeneur à pied quoique toujours trop vite, surtout jeune et fort ; il n’est que le boiteux pour bien voir. Ainsi va la prose boiteuse comme la justice.