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plus d’amitié qu’on ne veut, quoique cela soit plus rare. On appelle énergiquement savoir-vivre l’ensemble de ce qu’il faut savoir, outre cette possession de soi, pour ne blesser ni embarrasser personne sans le vouloir. Seulement, comme il est rare que l’on sache tout ce qu’il faudrait, on arrive à ne plus rien dire de neuf. Le langage y gagne en clarté et pureté, mais aussi chacun récite les mêmes choses et l’ennui vient. Les ambitions puissantes et les passions de l’amour, qui font supporter cet ennui-là, redoublent l’attention aux signes, et créent une manière de dire ou de faire entendre qui donne du prix à l’intonation mesurée et même à l’ordre des mots. La musique offre ce même caractère, de plaire en même temps par des modulations réglées et d’usage, qui donnent d’abord la sécurité, et par des surprises aussi, mais qui ne rompent point la règle. La poésie sous ce rapport ressemble à la musique ; mais l’une et l’autre ont leur origine dans les cérémonies, dont l’objet est plus étendu que de régler les plaisirs de la société. On peut en dire autant du théâtre, qui n’est, à bien regarder, que la cérémonie même, mais qui se plie toujours plus ou moins aux règles de la conversation élégante. Le mouvement des passions est alors deviné par les changements mesurés que permet le rythme, comme le corps par les plis du vêtement. Et comme les passions se nourrissent à deviner, on voit que les plaisirs de la société polie vont à transformer les émotions en passions. Mais le remède est pire que le mal. La timidité, qui est le mal des salons, surtout dans la jeunesse, ne porte que trop à estimer au delà du permis la puissance des autres sur soi.

La coutume du duel tient le milieu entre les politesses et les cérémonies. Elle est peut-être le plus parfait exemple de cette sagesse d’usage qui pense, non sans raison, avoir fait beaucoup contre les passions