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n’est perdue. Et la condition de l’enfance est d’obtenir tout par prière.

Quand les liens sont plus serrés, les amitiés en naissent plus fortes et plus durables, comme entre deux prisonniers, entre deux écoliers, entre deux soldats. Mais pourquoi ? Parce que la contrainte nous fait accepter ce qui ne manquerait pas de nous rebuter d’abord, si nous étions libres. Et la bienveillance réciproque, même forcée, en appelle par des signes bien clairs une autre ; le riche ignore ces trésors-là. Presque tous les hommes conservent avec bonheur ces premiers fruits de leur sagesse, et souvent sans savoir pourquoi ; car il est également ignoré que tous les hommes deviennent meilleurs par la bienveillance, mais que le jeu des passions doit rompre inévitablement presque tous les attachements libres. Les effets visibles dans l’expérience ont pourtant mis en honneur la fidélité, qui consiste à vouloir aimer malgré tout. Il faut se garder ici de renverser l’ordre. Ce n’est point par sa force qu’un attachement est fidèle, au contraire c’est par la fidélité qu’il est fort. Aussi ne faut-il pas se plaindre trop de cette contrainte du fait, qui nous rend fidèles par nécessité. Il faut dire seulement que la fidélité forcée est moins clairvoyante, qu’elle fait moins naître ce qu’elle voudrait, qu’elle se contente enfin plus aisément. De toute façon il faut gagner l’amour qu’on a.

Ces victoires ne feraient point une société. L’amitié ne naît pas inévitablement de la contrainte, il s’en faut bien. La haine aussi peut naître du voisinage, car toute passion s’échauffe par la réplique, et imite sa propre image. Tout est bon pour se haïr, même un mur branlant si l’on s’injurie par dessus, même un chien battu. Le plus ordinaire est l’indifférence, surtout, ce qui est commun, lorsque les mêmes métiers ne voisinent point. Mais cela même trompe comme une porte bien fermée.