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C’est se donner un objet résistant. Ce remède, qui ne convient qu’aux esprits faibles, et qui ne réussit pas toujours, nous oriente du moins vers la pensée véritable, vers la pensée gouvernée, qui est toujours une pensée d’objet. L’esprit faible délibère sur une situation imaginée ; vie purement extérieure, comme je l’ai expliqué. Un esprit vigoureux ne délibère que devant l’objet devant le terrain, s’il s’agit de construire ; devant les restes du feu, s’il s’agit de mesurer un désastre. Toute situation réelle a cela de bon qu’on n’y porte jamais les yeux sans découvrir quelque chose de fidèle et d’assuré, si mauvais que ce soit. On cesse alors de rêver ; on se met à vouloir. Vie extérieure en apparence, et intérieure en réalité ; car c’est le plus intime de l’homme, alors, qui range et façonne l’extérieur ; c’est la loi de l’homme qui s’inscrit dans les choses. Bref l’homme n’est libre et fort que devant l’objet.

Les Stoïciens, qui sont parmi les meilleurs maîtres, avaient un mot direct et expressif pour désigner l’âme ou l’esprit ; ils la nommaient gouvernement ; je dirais mieux gouverne, d’après un beau mot de notre langue populaire. Ta gouverne, voilà ta vie intérieure. Dès que tu ne conduis plus tes actions, ne prétends plus à l’honneur de penser. Remarquez que le penseur éminent, par exemple celui qui combine et calcule, se donne des objets et se soumet à la loi des objets. Seulement, comme il en est le maître, comme il peut effacer et gribouiller, ce qui le rejette à la pensée esclave, il lui faut une volonté redoublée pour naviguer et gouverner en ce monde qu’il se donne, figures ou symboles. Le commun travail, labourer, construire, ajuster, donne un meilleur appui à nos pensées. Heureux qui trouve toujours devant lui le monde résistant et dur, le monde sans égards.

Vous croyez que j’ai oublié mon propos ; mais non ;