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CHAPITRE XI

DE LA FOI ET DE LA VIE INTÉRIEURE

Je ne méprise point et ne sacrifie point la vie intérieure ; au contraire je la sauve. Il faut faire bien attention ici. Car la vie intérieure est souvent comprise comme un défilé de pensées, d’opinions, de sentiments, de vagues projets, de regrets, enfin de vaines délibérations, soutenus par un perpétuel discours à soi. Or cette rêverie irrésolue est si peu la vie intérieure, qu’au contraire je la considère comme purement extérieure. Ces pensées errantes sont conduites en réalité soit par les perceptions de rencontre, un oiseau, un nuage, un mot saisi par hasard, soit par le mécanisme du corps humain qui nous porte d’un mot à l’autre, d’un souvenir à l’autre, et, comme on dit, du coq à l’âne, par les rapports les plus accidentels. Une telle pensée, régie par ce qu’on nomme les associations d’idées, n’est nullement conduite ni ordonnée ; elle n’avance point ; elle ne mène nulle part. C’est pour échapper à cette ronde de pensées non conduites que les hommes jouent aux cartes, ou lisent n’importe quoi. Les grands et les petits malheurs se développent par ce sentiment que la pensée tourne en cercle et est alors complètement inutile. Chacun a l’expérience des heures d’insomnie ainsi vainement occupées par une pensée esclave. Et les plus malheureux connaissent quelque chose de pire, qui est l’insomnie les yeux ouverts et dans la lumière du jour. Or le premier effet d’une vie réellement intérieure est de refuser ce spectacle des pensées sans progrès ni conclusion. Mais comment faire ? Les uns récitent une prière, les autres un poème ; quelques-uns s’astreignent à compter.