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faut-il savoir pardonner. J’en ai connu qui montraient de l’indulgence, mais après qu’ils avaient obtenu des promesses, des regrets, et enfin tous les signes d’un changement d’opinion. J’y vois de la petitesse et du marchandage, mais surtout une disposition à supposer des pensées en tous les mouvements, et à prêter, comme je dis souvent, de l’esprit aux bêtes. La grandeur ne peut pas tant contre la petitesse qui lui est tellement étrangère. C’est reprocher à quelqu’un qui bâille de s’ennuyer, et c’est lui en donner l’idée. Le bon abbé Pirard, dans le Rouge et le Noir, dit ingénument : « J’ai le malheur d’être irascible ; il se peut que nous cessions de nous voir. » Il y a un peu de grandeur dans l’aveu, mais c’est encore trop vouloir régler ses pensées sur sa propre colère, et lui donner ainsi importance. Donner importance à ses propres humeurs, c’est petitesse.

On dira qu’il est pourtant bon d’y donner importance, afin de s’en corriger. C’est justement dans ce cercle d’idées que se meut la morale, et je n’ai pas bonne opinion de cette méditation sur soi qui grossit tout. Encore pis si l’on s’excuse ; car c’est trouver enfin un sens à ce qui n’en a pas. C’est de ces vies mal prises, malheureuses et souvent malfaisantes, qu’est sortie cette idée qu’on ne peut s’empêcher de penser, de désirer, de haïr, d’aimer. Eh, diable, le même homme, à ce compte, aime, hait, désire, maudit par signes tous les gens et toute la terre, souvent sans le savoir. Mais ce n’est rien, pourvu que l’on juge que ce n’est rien. Dans une véritable société d’hommes, il faut savoir annuler dès l’origine tout ce qui est mécanique. Une fillette qui se trouvait en conflit avec une grand’mère, pour des motifs bien futiles, trouva enfin à dire, qu’elle voudrait être morte aussi ; la tombe de sa sœur, bien chérie, n’était pas encore assez fermée. Pour moi je ne fis qu’en rire, comme d’un bruit inattendu et qui ferait par hasard