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occasion et pour tous besoins. Et ce n’est que trop vrai. L’esprit enchaîné trouve toujours des raisons et des répliques ; et l’intelligence est bonne à tout. Mais ce n’est pourtant que le désordre à son comble lorsque l’esprit se prête ainsi, comme un baladin, à des tours d’adresse et à des travaux de prisonnier. Il est pourtant bien à prévoir que, lorsque je pense, je ne suis pas attentif aux effets et aux conditions. On ne peut se voir penser et bien penser en même temps. C’est pourquoi il y faut un grand recueillement et renoncement, non pas une application en soi ni un effort, mais plutôt une fuite d’un moment, et un détachement de tout, qui font dire que le vrai observateur semble distrait et absent. Bref il faut ne tenir à rien, et comme dit La Bruyère ne se piquer de rien. D’où l’impatient conclut qu’il n’est pas libre, puisqu’il ne pense pas à son commandement. Mais je dirais bien mieux en disant que celui-là n’est pas libre qui pense selon ses besoins. Ne te cherche donc pas, car rien de tout cela, qui est objet, n’est toi.

De ce sentiment naît la modestie, qui est une partie de la sagesse, et qui consiste à ne se rien promettre, et enfin à ne se point considérer comme une mécanique à penser dont on attendrait ceci ou cela. Manque de foi toujours, préparation ambitieuse, déception enfin, voilà les chemins de l’orgueil. Mais comprendre que le désir de trouver est une passion aussi, qui n’enchaîne pas moins l’esprit que les autres, c’est renoncer une bonne fois à étonner le monde, et, dans les circonstances difficiles, bien humblement attendre et prier. Une longue expérience a fait connaître qu’en tous les cas où l’on espère une pensée véritable qui peut sauver soi et les autres, il faut d’abord accepter et se résigner. « Que votre volonté soit faite et non la mienne. » L’homme a trouvé ce détour pour croire en soi. Mais d’autres fictions ont troublé cette retraite monastique,