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tout et qui n’offre que dangers. Vous n’aurez pas la peine de la cacher ; elle se cachera même à vos yeux. Il s’en formera même une autre, et de bonne foi ; c’est le cours naturel. De là vient cette opinion si commune d’après laquelle un triomphe assez long crée un droit. Mais le triomphe ne peut gagner cet assentiment libre qui assure le droit. Aussi voit-on que les tyrans méprisent un peu les acclamations et cherchent toujours à gagner les esprits libres, aimant sincèrement en eux tout ce qui marque la fermeté et la liberté, tout excepté la revendication de justice, même muette. Et il y a une coquetterie du courtisan d’esprit, qui n’est que pour donner un air de liberté au jugement préalable concernant le fait accompli. C’est pourquoi la force triomphante essaie toujours de persuader, et croit souvent y réussir. Mais c’est pourtant vouloir prouver un théorème à coups de bâton. En toute sincère persuasion, et qui a pour fin un consentement libre et une paix véritable tout le travail est de laisser à cet esprit antagoniste sa liberté pleine ; et c’est ainsi que l’esprit d’Euclide parle aux esprits ; il ne voudrait pas d’un consentement volé. Or je suppose ici dans le tyran toute la clairvoyance d’Euclide ; car ce n’est pas ce que le tyran croit avoir qui m’intéresse, mais ce qu’il a. Or, par toute la force du monde, il n’aura pas un droit, pas plus qu’en achetant une montre à vil prix d’un enfant qui l’a trouvée je n’en deviens, à mes propres yeux, le légitime propriétaire. Au reste la première excuse de l’usurier, et qui ne suffit même pas, est bien toujours celle-ci : après tout je ne l’ai point forcé.

I] y a un peu plus d’ambiguïté si le juste résiste au tyran par la force. Il soutient alors son droit comme on dit. Mais cette imprudence, si naturelle, revient à l’idée du jugement de Dieu, d’après laquelle le droit triomphe finalement ; idée d’enfant, sans fondement