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Ces vues appartiennent à la maturité et à l’expérience. Elles supposent que l’on a fait l’épreuve de la faiblesse humaine, et de la force des passions, surtout dans le paroxysme ou dans la surprise. Il est difficile d’avouer, mais enfin il faut bien y arriver, que les contraintes sociales sont trop vite jugées arbitraires, Immorales, contraires à la dignité de l’homme pensant. Qui ne remarque que les passions nous poussent là ? Et comme la part des passions dans ce jeu est difficile à faire, au lieu que l’obéissance n’engage point le jugement, mais souvent au contraire l’éclaire et lui fait faire le tour de la chose, nous voyons ce respect des institutions, des mœurs et même des coutumes modérant la superbe en des esprits de premier rang, qui nous font voir la personnalité en sa pleine réussite, comme Montaigne, Descartes, Pascal, Gœthe. D’ailleurs différents, mais ayant ceci de commun, il me semble, qu’ils cherchent moins à régler les autres qu’à se régler eux-mêmes ; et, par ce détour, obéissant, d’après cette maxime générale que les situations douteuses donnent force aux passions. Pascal, après Montaigne, est ici maître de réflexion, disant que le mérite fait doute et qu’on se battrait, mais que le nombre des laquais ne fait point doute. Ils jugent que l’obéissance assure l’ordre intérieur et que la révolte le défait d’abord, parce que les passions occupent aussitôt cette place que la négation laisse libre ; et, selon mon opinion, ils craignent encore plus cette sédition au dedans que l’autre. Par ce chemin, on viendrait à accepter beaucoup, et peut-être tout. Pour moi ces sévères idées sont encore de théorie. Comme je les exposais à des enfants de vingt ans, l’un d’eux trouva ceci à dire : « Nous sommes trop jeunes pour comprendre cela. » Bel âge, et belle réponse.