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à l’habillement de leurs femmes, à ce luxe des chevaux, des automobiles, des laquais qui ne sont que pour essayer de faire envie et de tromper l’ennui. Si tous les riches étaient sobres et sans vanité, comme Grandet ou Gobseck, il y aurait des heures de travail en excédent dont une partie serait employée à produire pour ceux qui n’ont pas l’aisance, une autre à orner la vie de tous, et une autre encore au loisir, à l’instruction, au perfectionnement. La réforme dépend des riches, et surtout des femmes riches. Mais je n’attends pas beaucoup d’un effort directement opposé à la vanité ou à l’ivresse de plaire, non, mais plutôt d’un regard clairvoyant sur les diamants et les dentelles, avec la pensée que c’est là du pain perdu.

NOTE

« Il ne se trouverait peut-être pas un homme d’un caractère assez ferme pour persévérer dans la justice et pour s’abstenir de prendre le bien d’autrui, dès qu’il pourrait le faire impunément. » Il faut considérer sans faiblesse cette fable effrayante de Gygès et de son anneau. Impunément, c’est peu dire ; mais il y a bien plus ; sans qu’on le sache, sans qu’on puisse même le soupçonner. Supposons encore, comme le veut Platon, que l’homme qui vole et tue soit loué pour cela même ; le voilà devant sa conscience toute seule, et mis en demeure de s’avertir et détourner lui-même, puisque rien d’extérieur ne l’avertit ni le détourne. Ce que je trouve d’effrayant dans cette fable, c’est que Gygès n’hésite et ne délibère que pour savoir qu’il est vraiment invisible ; ici le récit s’attarde : « Chaque fois qu’il tournait le chaton en dedans » etc. ; mais dès qu’il connaît son pouvoir, il saisit la première occasion, il court, il trompe, il tue, il est roi. L’art du conteur ne peut être surpassé ; il faut dire que le modèle de ces rudes vérités se trouve dans la manière des contes populaires, en lesquels ce qui étonne et choque d’abord doit toujours être regardé comme un avertissement. Un conte ne trompe pas plus qu’un chant.