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vraie ou fausse, enfin qui ne connaît pas les nations, avec la société traditionnelle et cérémonieuse, secrète, fermée, jalouse, tyrannique. Certes, il est bon que la justice soit ainsi séparée, et que les marchands soient chassés du temple.

Je comprends que les grands aiment mieux donner qu’échanger, et abandonner que discuter. Cette fausse charité méconnaît. La justice des marchands fait mieux apparaître la charité véritable. Car s’il n’y a point de justice tant que l’on ne prête pas à l’autre son propre jugement et encore aussi purifié qu’on pourra, cela conduit naturellement à observer dans l’autre tous les signes du jugement. Vendre ou acheter, c’est persuader. Une vente non consentie est nulle aux yeux du juge ; mais elle l’est réellement aussi aux yeux de l’autre contractant ; car la possession n’est pas ce qu’il veut ; c’est la propriété qu’il veut, fondée sur un consentement libre et éclairé. C’est pourquoi le marchand veut vivre et faire commerce avec des hommes aussi clairvoyants et libres des passions qu’il essaie de l’être lui-même, dès qu’un problème de partage de succession ou de juste paiement est soumis à son arbitre. Voilà en quel sens la forte sagesse paysanne estime la bonne administration des biens par-dessus toute chose, même si elle en souffre, et bien plus haut que la molle insouciance, même si elle en profite. Ainsi le droit a de fortes racines.

Il ne faut plus qu’un pas pour supposer toujours le mieux, pour tenter d’instruire, de délivrer toujours. Élever, encore un beau mot qui a plus d’un sens. Ce pas est franchi toujours par la vraie charité, même au prix du plus haut courage, même en face d’un fou. Mais une clairvoyance supérieure étend toujours la justice ; car la raison est au fond des passions les plus folles, comme on l’a assez vu. Ainsi la charité n’est qu’un pressentiment de la justice. Et la pleine justice