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le chant, dans la déclamation, et jusque dans la manière d’écrire. Il faut appeler éloquence ce mouvement convulsif contre la pudeur d’usage, lorsqu’il la fait oublier. Mais la sage Consuelo est mieux gouvernée, et il faut convenir que George Sand a égalé les plus grands auteurs lorsqu’elle a dessiné cette figure-là. J’ai connu plus d’un artiste impudent, et d’autres étranglés de pudeur, non sans force, mais toujours sans grâce, l’équilibre souverain, dans ces périlleux exercices, je ne l’ai guère vu. Ce n’est point résistance qu’il faudrait ni lutte, mais plutôt délivrance. La sobriété mesure encore mieux ses mouvements que la pudeur. Ainsi marchaient les Dieux.

On se tromperait donc si l’on croyait que l’on arrive jamais à la sobriété par ne pas boire, ou bien à la tempérance par fuir tous les genres d’abuser. Je vois là une erreur sur l’objet ; car l’objet qui plaît n’est pas si redoutable. Et ici trouve sa place cette demi-vérité qu’il est bon de céder aussi à la nature. Mais ce qui est si facile aux animaux et même aux enfants ne l’est pas à nous autres. Le moindre plaisir en vérité nous trouble trop. Quelle profondeur dans cette mythologie selon laquelle une faute originelle gâte les joies de nature ! Et la vraie faute est toujours de ne point croire. L’esprit déchaîné achève le mal, mais c’est l’esprit enchaîné qui le commence. Un esprit libre peut s’enivrer par rencontre, mais il ne le regrettera pas assez pour se condamner à s’enivrer encore. J’avoue que d’autres fautes contre la tempérance sont plus à craindre par le mal que l’on peut faire à d’autres êtres par le partage des plaisirs, et à tous par le scandale. C’est pourquoi il est sage d’accepter les règles de la vie ordinaire et les mœurs communes, qui éloigneront assez l’occasion pourvu que l’esprit ait d’autres affaires. Mais il ne faut pas que l’esprit sente ces liens. Car la tentation est alors