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pour le jugement. Le ridicule est dans une majesté bien imitée, mais qui ne peut tromper. C’est pourquoi on peut rire du terrible, si l’on se met au-dessus, ou de l’horrible, ou du tendre, enfin de tout. Mais s’il n’y a point une apparence de théâtre, j’entends parfaitement expressive, il n’y aura point de rire. Au reste on peut rire et surtout sourire volontairement ; et comme ces mouvements sont les plus puissants contre les passions, je dirais même que le sourire est la plus haute marque du vouloir, et, comme on l’a presque dit, le propre de la raison.

Il y a pourtant dans le rire convulsif quelque chose de mécanique, comme on sait. Il faut croire qu’une détente brusque émeut encore d’autres muscles, et va souvent jusqu’à une autre contracture qui ne peut durer, et dont on se repose par un mouvement inverse, sans pouvoir retrouver l’équilibre. C’est ce qui arrive dans le rire de surprise ; et l’on sait que l’on fait bien rire les enfants et même les hommes par de petites attaques sans conséquence, mais vives et répétées. De même un certain genre d’esprit peut faire rire sans montrer le ridicule, par l’art de donner de l’importance à des paroles qui n’en ont point du tout, surtout avec vivacité et sans que l’on puisse prévoir. Tel est le badinage ; et les passions sont assez redoutables par le sérieux pour que le badinage mérite encore ce beau nom d’esprit. Ce sens étendu est comme un avertissement. L’esprit veille et sauve, quand il ne peut mieux, comme ces génies tracassiers des légendes qui renversent la marmite.