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ainsi il y a des lueurs dans cette nuit ; et la fureur éclaire le devoir de penser. Ne dors point, dit la passion avant que la justice soit vengée ; mais il faut dormir d’abord. Si les hommes avaient plus d’expérience de ces moments heureux où tout s’ordonne sans peine, à ce point que, lorsqu’on va s’y mettre, tout est fait, ils ne recevraient point comme pensée ce mouvement pénible et contrarié, où l’argument ne vaut que par l’approbation de l’autre, que j’imagine. Un prisonnier de ces choses me fit entendre, comme à travers les murs, ou par quelque lucarne, quelque chose qui n’était pas sans valeur ; il disait que la force de pensée qui change les idées des autres lui paraissait être une espèce de violence encore. Oui, pour beaucoup, la pensée est fabricante, et c’est toujours la victoire qui a des ailes. Dans le fait je n’aime jamais l’écrivain qui entreprend sur moi ; et c’est une des raisons pour lesquelles l’éloquence ne vaut rien. Il faut que l’esprit soit seul.

La guerre est la fin de toutes les passions, et comme leur délivrance. Aussi elles vont toutes là. Chacune n’attend que l’occasion. Ce n’est point un état de paix véritable que celui où l’amant veut punir l’infidèle, et le riche le pauvre, et le pauvre le riche, et l’injuste le juste, et le juste l’injuste. La pensée n’a plus alors que des aiguillons ; mauvais sommeil. Ainsi les causes naturelles ont jeté dans la guerre les ennemis de la guerre aussi. Ces pensées ne pouvaient se terminer que par un grand mouvement et une colère libre. Il n’est donc pas besoin de supposer que les gouvernants pensent à la guerre comme à une solution, ou pour faire tuer les tapageurs, comme Voltaire dirait. La guerre n’est pas une solution ; elle est la solution. Le jaloux tue avec joie ; l’horreur ne vient qu’ensuite.

Telle est la matière de guerre ; si l’on voulait traiter des formes, un livre suffirait à peine. Mais qui n’aper-