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C’est que la colère est le signe qu’on improvise, que l’on dit quelque chose de nouveau dont on ne voit pas les suites. Vouloir dire ce qu’on n’ose pas dire, et se mettre en colère, c’est tout un. La rougeur du visage, commune au timide et au menteur, est peut-être une colère rentrée. La colère est souvent la suite d’un long mensonge de politesse ; après la peur qui se tait, c’est la peur qui parle. Mais observez bien que j’entends non pas la peur d’un mal bien défini, mais la peur de l’imprévu, aussi bien dans ce que l’on fera. C’est pourquoi on voit tant de colères dans l’amour vrai, où la crainte de blesser ou de déplaire fait qu’on ne s’y risque qu’avec fureur. Aussi, quelque effet que l’on me fasse voir, je crois difficilement à la haine ; l’amour et la crainte expliquent assez nos crimes.

La colère serait donc toujours peur de soi, exactement peur de ce que l’on va faire, et que l’on sent qui se prépare. Aussi a-t-on souvent de la colère contre ceux qui vous donnent occasion de dissimuler ; le frémissement se connaît alors dans les paroles les plus ordinaires. L’indiscrétion par elle-même offense. Et peut-être l’offense n’est-elle jamais que dans l’imprévu. La colère est donc liée de mille manières à la politesse. Même laissant cette colère qui va avec l’action, et qui est presque sans pensée, je dirais bien que la vraie colère naît de cette contrainte que chacun s’impose en société, par crainte des gestes et des paroles. L’on comprend ainsi comment la colère peut être sans mesure pour de petites causes ; car ce qui met en colère, c’est que l’on se craint soi-même longtemps. Aussi je prends la haine comme étant plutôt l’effet que la cause de la colère. Haïr, c’est prévoir qu’on s’irritera. C’est pourquoi souvent l’on n’arrive pas à avoir de la haine, quoiqu’on trouve des raisons d’en avoir, comme aussi on trouve difficilement des raisons de la haine qui ne soient point