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de se délivrer ainsi du soin de dormir. Mais on peut apprendre à dormir presque dès qu’on le veut, comme on apprend à faire n’importe quelle action. D’abord rester immobile, mais sans aucune raideur ni contracture, et s’appliquer à bien reposer toutes les parties du corps selon la pesanteur, en assouplissant et relâchant tous les muscles ; aussi en écartant les pensées désagréables, si l’on en a ; et cela est plus facile qu’on ne croit ; mais j’avoue que si on ne le croit pas possible, c’est alors impossible.

Je viens au mélancolique, qui n’a point d’autre maladie que sa tristesse ; mais entendez que tristesse est réellement maladie, asphyxie lente, fatigue par peur de la vie. J’avoue qu’il ne manque pas de malheurs réels, et que celui qui les attend ne tarde pas à avoir raison ; mais s’il y pense trop, il trouve de plus un mal certain et immédiat dans son corps inquiet ; et ce pressentiment aggrave la tristesse et ainsi se vérifie aussitôt ; c’est une porte d’enfer. Par bonheur la plupart en sont détournés par d’autres causes et n’y reviennent que dans la solitude oisive. Contre quoi ce n’est pas un petit remède de comprendre que l’on est toujours triste si l’on y consent. Par où l’on voit que l’appétit de mourir est au fond de toute tristesse et de toute passion, et que la crainte de mourir n’y est pas contraire. Il y a plus d’une manière de se tuer, dont la plus commune est de s’abandonner. La crainte de se tuer, jointe à l’idée fataliste, est l’image grossie de toutes nos passions, et souvent leur dernier effet. Dès que l’on pense, il faut apprendre à ne pas mourir.